Haïti : nouvelles du 10 janvier 2004
Washington condamne Haïti après les manifestations
10 janvier 2004
WASHINGTON - Le département d'Etat américain a condamné vendredi les autorités haïtiennes. Elles sont accusées d'avoir laissé des "bandes soutenues par le gouvernement" attaquer des manifestants réclamant le départ du président Jean-Bertrand Aristide.
Au moins deux personnes ont été tuées mercredi dans des affrontements entre partisans et adversaires du chef de l'Etat à Port-au-Prince. Il s'agissait de la deuxième grande manifestation de ce type depuis le début de l'année.
"Les Etats-Unis condamnent les actions du gouvernement haïtien en réponse à la manifestation politique du 7 janvier à Port-au-Prince," écrit dans un communiqué le porte-parole du département d'Etat, Richard Boucher.
"Bien qu'il soit clair que certains policiers aient oeuvré pour protéger les manifestants, il est également clair que d'autres agents de police ont collaboré avec des bandes lourdement armées engagées pour attaquer les manifestants", ajoute-t-il.
"Tout au long de la journée, ces même bandes soutenues par le gouvernement se sont livrées à des actes de violence dans les rues de la capitale, volant des voitures, attaquant des stations de radio, vandalisant des commerces et harcelant des personnes", poursuit Richard Boucher. "Un gouvernement qui souhaite être considéré comme démocratique ne peut pas continuer à utiliser des bandes de la rue comme un instrument de terreur et d'intimidation".
Richard Boucher appelle le gouvernement haïtien à cesser de contrer les manifestations pacifiques, à punir les responsables de la répression et à faire les réformes nécessaires pour rétablir l'Etat de droit.
10 janvier 2004
Second jour de grève contre Aristide en Haïti
PORT-AU-PRINCE - La plupart des banques, des écoles, des stations essences et des entreprises haïtiennes sont demeurées fermées vendredi, au second jour d'une grève visant à obtenir le départ du président Jean-Bertrand Aristide. Un porte-parole de la présidence a estimé que ce mouvement n'était pas révélateur de l'état de l'opinion publique. Reste que cette grève, qui n'a pas été suivie dans les services publics et dans les petites entreprises, intervient dans un contexte de tensions croissantes entre partisans et opposants du président.
Au moins deux personnes ont été tuées mercredi dans des affrontements entre ces deux camps à Port-au-Prince. Washington a condamné vendredi les autorités haïtiennes, accusées d'avoir laissé des "bandes soutenues par le gouvernement" attaquer des manifestants réclamant le départ du président.
Un des chefs de file de la grève, le docteur Jean Henold Buteau, a affirmé que la vingtaine de médecins de sa clinique suivaient ce mouvement, de même que les médecins des hôpitaux de Port-au-Prince, à l'exception des urgentistes.
"La grève n'est pas générale parce que les petits commerçants ne peuvent pas se permettre d'arrêter de travailler", a-t-il dit, tout en jugeant que le mouvement était une réussite.
CORRUPTION
Mario Dupuy, un porte-parole de la présidence, a condamné la grève et appelé au dialogue. "Ce mouvement est une menace pour le droit à l'éducation et la liberté économique de chaque citoyen, de même que pour les libertés de déplacement", a-t-il dit dans un communiqué.
Des manifestations organisées pour réclamer le départ d'Aristide ont lieu quasi quotidiennement. Depuis la mi-septembre, des dizaines de personnes ont trouvé la mort dans les violences politiques.
Le 1er janvier, les festivités organisées à l'occasion du bicentenaire de l'indépendance avaient déjà tourné à l'émeute. Aristide a été en 1991 le premier président haïtien démocratiquement élu. Mais peu après, il a été chassé du pouvoir par un coup d'État militaire. A son retour d'exil en 1994, grâce à l'aide des forces américaines et de l'Onu qui ont écarté le dictateur Raoul Cedras, Aristide a repris ses fonctions mais sa popularité a commencé à décliner.
Son parti a remporté haut la main les élections législatives de 2000 et Aristide a été réélu cette année-là à la présidence, mais les dirigeants de l'opposition ont mis sérieusement en doute la légitimité des deux scrutins.
Certains anciens partisans ont accusé alors Aristide de trahir ses alliés et d'oublier ses promesses électorales. Les bailleurs de fonds internationaux ont commencé à se demander où finissaient les sommes prêtées et des opposants, tant en Haïti qu'en exil, ont pointé du doigt la corruption du régime Aristide. Plus la population a manifesté ouvertement son opposition au chef de l'Etat, plus les forces de police, les milices du parti au pouvoir et des bandes de malfrats ont répliqué par des menaces ou des violences physiques.
Haïti reste un pays affligé par une pauvreté extrême et des violences politiques. Le taux de chômage dépasse les 70% de la population active, le revenu moyen n'atteint pas un dollar par jour et l'espérance de vie moyenne oscille autour de 50 ans.
La trahison d'Aristide
L'Express du 08/01/2004
A l'heure du bicentenaire de l'indépendance, le «président des pauvres» affiche un piètre bilan. Dans un pays à la dérive, marqué par la violence et le non-droit, il est toujours président et les pauvres n'ont jamais été si pauvres
C'est un infâme cloaque. Un fatras de tôles rouillées, flottant sur des flaques irisées et verdâtres. Dans une puanteur tenace, des gamins nus ou en haillons pataugent sur des amas d'immondices, tandis que leurs aînés, souillés jusqu'au torse, s'échinent à curer un égout engorgé. Bienvenue à Ti'Ayiti, l'une des enclaves les plus sordides de Cité-Soleil, l'immense bidonville de Port-au-Prince. Assourdis par le vent de fronde qui balaie depuis un mois Haïti, les échos du bicentenaire du seul Etat souverain né d'une révolte d'esclaves, célébré le 1er janvier, n'ont guère égayé ce bourbier. Pour autant, nul ici n'accable Jean-Bertrand Aristide, le président que défient dans la rue les campus et les élites. Rien, chez les humbles, ne paraît ternir l'aura du prêtre défroqué. «On lui ment, tranche Noëlsaint Dieufait, maire adjoint de Cité-Soleil. Au Palais national, Aristide me reçoit comme un prince. Mais une muraille de Jéricho a surgi entre nous.» Alors, Noëlsaint embouche la trompette du complot. La misère? L'effarante mortalité infantile, les ravages du sida, le chômage, dont pâtissent les trois quarts des actifs, l'analphabétisme, qui entrave un adulte sur deux? Tout ça, c'est la faute aux colonialistes - Américains et Français en tête - que hérisse la fierté de la «première République nègre»; aux patrons mulâtres, exploiteurs impénitents; aux étudiants manipulés; voire aux ministres et conseillers, «qui nous paient pour qu'on chante leurs louanges». «Titid» (Aristide), il va de soi, ne peut être partout. «Sur un appel de lui, claironne un caïd du quartier, gabardine kaki et cagoule de laine retroussée sur le front, on fonce par milliers au Champ de Mars», terminus de tous les défilés.
En partie régentée par des gangs armés, Cité-Soleil reste l'un des ultimes bastions du mouvement Lavalas - en créole, l'avalanche - la nébuleuse militante dévouée corps et âme à l'ancien curé salésien de Saint-Jean-Bosco. C'est dans ces taudis que le pouvoir recrute les «chimères», jeunes nervis lancés aux trousses de l'ennemi. A l'heure des comptes, ces héritiers des tontons macoutes de l'ère Duvalier et des «attachés» apparus au temps de la junte de Raoul Cédras (1991-1994) viennent empocher sur le seuil du ministère de l'Intérieur les quelques billets de 25 gourdes (un demi-euro environ) que mérite leur zèle. Le 5 décembre dernier, on a ainsi vu une cohorte dechimè, convoyés et guidés par des policiers en tenue, donner l'assaut à la faculté des sciences humaines, théâtre d'un meeting pacifique. Dans leur sillage, des locaux dévastés et une trentaine de blessés, dont le recteur Pierre-Marie Paquiot, les deux jambes fracturées à coups de barre de fer. Les errements de la police nationale (PNH), bricolée voilà dix ans sur les décombres d'une armée putschiste dissoute, reflètent la dérive d'un régime enclin, pour survivre, à orchestrer la violence. Ses unités anti-émeutes peuvent tout autant protéger une foule de marcheurs des rafales d'un commando de chimères que harceler les manifestants ou les livrer aux casseurs. «Une police politisée, passive ou complice», accuse Hérold Jean-François, directeur de Radio Ibo. «Un corps mal formé, mal payé, mal équipé, infiltré par les macoutes, perméable à la corruption et rongé par l'argent de la drogue, admet en écho une ministre d'Aristide. Jamais nous n'avons pu en faire un instrument d'ordre et de sécurité.» Sur injonction du magistrat français Louis Joinet, expert nommé par le secrétaire général de l'ONU, les autorités ont promis en août dernier de démanteler les «brigades spéciales», milices supplétives opérant en tee-shirts noirs. «On les a vus à l'½uvre trois semaines plus tard», soupire un avocat de Cap Haïtien (nord).
Un pays qui a secoué le joug de l'esclavage ne peut retourner à la barbarie
Dans ce commissariat de Cité-Soleil, deux agents tuent le temps. Dés½uvrés, désabusés et, au sens propre du terme, désarmés. Cinq jours plus tôt, l'un d'eux s'est vu confisquer son revolver de service en pleine rue. La cellule de garde à vue est vide: coffrer un gars du cru requiert un mélange d'héroïsme et de folie. Quant aux deux véhicules garés dans la cour, ils sont paralysés par les pannes. Contraint de lâcher du lest, «Titid» a annoncé, voilà peu, une énième réforme de la PNH. Reste que, de l'aveu même d'un superflic haïtien, aucune mutation, fût-elle mineure, n'échappe à la présidence. Tout juste nommé à la tête de la police, Jean-Robert Faveur a fui aux Etats-Unis en juin 2003, éc½uré par le clientélisme en vigueur. De fait, certaines promotions pour services rendus laissent pantois. Agent de base, un certain Jeanty Edner a ainsi gravi d'un coup huit échelons de la hiérarchie pour accéder au rang d'inspecteur général. Impliqué dans la liquidation d'un porte-flingue devenu encombrant, Harold Adéclat officie désormais à la direction de la logistique. Torture, extorsion, enlèvements: au péril de leur vie, les défenseurs des droits de l'homme dénoncent l'impunité déroutante dont jouissent d'autres protégés du pouvoir. Le commissaire Négupe Simon peut, sans nuire à son avancement, exécuter de quatre balles dans la tête une jeune femme coupable d'avoir, au plus fort d'une querelle conjugale, atteint d'une pierre mal ajustée son véhicule.. De même, les proches de James Montas, policier violeur, ont saboté en toute quiétude une comparution, menaçant la victime et ses avocats. Quant à Josaphat Civil, il sait que ses collègues refusent d'exécuter le mandat d'arrêt que lui vaut le meurtre présumé de trois frères, commis en décembre 2002. L'exemple vient de haut. Washington suspecte plusieurs élus lavalassiens - tout comme un opposant de Cap Haïtien - de collusion avec les trafiquants de cocaïne. Ses agents ont d'ailleurs mis à l'ombre Jacques Ketant, dealer notoire familier du couple présidentiel.
Traitement «zéro tolérance»
Même motif, même punition: le Palais national régit aussi les carrières de magistrats. Aristide a beau jeu de sommer les juges d'«assumer leurs responsabilités». «Au moins 70% d'entre eux sont muselés par l'argent ou les honneurs, objecte Renan Hedouville, animateur du Comité des avocats pour le respect des libertés individuelles (Carli). Les autres subissent de terribles pressions.» Au point d'en être réduits à choisir entre la révocation, la démission, le maquis et l'exil. Les justiciables, eux, rechignent à porter plainte, par peur des représailles. «Etre victime, confie l'une des sources de Louis Joinet, c'est déjà être coupable.» Cible favorite des porte-flingues de Lavalas, les médias indépendants collectionnent les dénis de justice. Près de quatre années après les faits, les assassins de Jean Dominique, directeur de Radio Haïti Inter, courent toujours. Juges terrorisés, lynchage ou décès inexpliqué de deux meurtriers supposés, mandats restés lettre morte: l'instruction est un modèle du genre. Rescapée de l'attentat qui coûta la vie le jour de Noël 2002 à son garde du corps, la veuve du journaliste, Michèle Montas, lauréate en décembre dernier du prix Reporters sans frontières, a dû trouver refuge à l'étranger puis, la mort dans l'âme, fermer la station. Le cas de Brignol Lindor, patron d'une radio de Petit Goâve massacré à la machette voilà plus de deux ans, paraît plus troublant encore. Membres d'une «organisation populaire» de la mouvance Lavalas, les dix tueurs inculpés ont avoué, sinon revendiqué leur crime. Qu'importe: aucun ne dort sous les verrous. Pis, le tribunal refuse à la famille, exilée en France, le statut de partie civile. Et ne retient aucune charge contre Dumay Bony, un élu aristidien qui avait préconisé d'appliquer au «terroriste» Lindor le traitement «zéro tolérance».
Zéro tolérance: la formule date du 28 juin 2001. Ce jour-là, Jean-Bertrand Aristide invite les Haïtiens à éradiquer l'insécurité. Fidèle à sa vieille fascination pour la justice populaire, il déclenche en fait une vague de règlements de comptes et d'expéditions punitives. Bien sûr, Titid voulait ainsi, à l'en croire, astreindre les délinquants aux seules rigueurs de la loi.. Mais le mal est fait. Et ses effets perdurent. «Dans le mois écoulé, précise un prêtre, nous avons recensé une centaine d'assassinats, crapuleux pour l'essentiel.. Dans ma paroisse, on a ramassé deux têtes coupées exposées à la vue de tous. Il s'agit d'entretenir un climat de terreur. De prouver que nul n'est à l'abri. Pas plus l'enfant des rues que la marchande ou l'homme d'affaires. Cette volonté de châtier soi-même, c'est aussi la rançon d'une justice discréditée..» La soif dejistis peut bien demeurer l'une des incantations rituelles du lexique aristidien: «Le pays, écrit Louis Joinet dans un rapport accablant, glisse de l'Etat de droit à l'Etat d'impunité.»
«Nous vivons sous une dictature hypocrite, avance Hérold Jean-François. Un despotisme épris du langage de la démocratie.» «Sous les Duvalier, renchérit l'avocat Renan Hedouville, le combat nous opposait à une tyrannie sans fard. Au fond, tout était plus simple.» A une nuance près: le téléphone cellulaire, le réseau Internet et les radios contestataires déjouent la répression. «D'autant, argue un activiste, que, depuis la déroute de Baby Doc [1986], nous avons pris goût à la liberté.» Evêque auxiliaire de Port-au-Prince, Mgr Pierre-André Dumas, exerce volontiers la sienne. Pour preuve, cette sainte colère relayée début décembre par Télé Haïti, la seule chaîne indépendante - et câblée - du pays. «Trop, c'est trop! tonne le prélat quadragénaire. Assez de meurtres, de viols, de brutalité, de gabegie, de corruption, de combines, de trafic de drogue et de mensonge. Assez de juges vendus ou bâillonnés, d'extorsions. Un pays qui a secoué le joug de l'esclavage ne peut retourner à la barbarie. Chaque fois qu'un être se croit investi de pouvoirs divins, l'humanité recule. L'heure de la délivrance approche.» Trois heures après notre entretien, une balle a traversé la voiture de l'évêque, sans l'atteindre. Depuis, il change d'abri chaque nuit.
Le naufrage de Haïti, ce bout d'île désolé des Caraïbes, est aussi celui d'un capitaine égocentrique et populiste. « Je croyais en Titid, confesse Gary, futur sociologue. Son élection, en 1990, m'a comblé. Tout comme son retour, quatre ans plus tard, lorsque les troupes américaines ont chassé la junte. C'était un homme d'Eglise. Il incarnait une exigence morale. Qu'est-il devenu ? Un chef de bande, occupé à raviver les anciennes blessures sociales et raciales. Pauvres contre nantis. Noirs contre métis. Après deux cents ans d'histoire, un tel spectacle nous fait honte. » Reclus dans sa villa cossue de Tabarre ou dans un immense palais d'un blanc virginal, vainement rebaptisé « Maison du peuple », isolé par une coterie de courtisans médiocres souvent issus des services de sécurité, le frêle prêcheur au strabisme sartrien s'obstine à invoquer des valeurs dévoyées, usées jusqu'à la corde. La concertation, le dialogue, la dignité. On l'entend répéter à l'envi que la violence est « inacceptable », que l'université ou le droit de vote sont « sacrés ». Et, puisque la magie du verbe s'étiole, puisque le charisme d'hier ne rassasie plus, et à grand-peine, que les crève-la-faim, l'ancien disciple de la théologie de la libération se tourne vers les divinités de ce vaudou dont les patriarches flétrissent les méfaits de l'Occident chrétien.
La rumeur, seule ressource inépuisable du pays, et les chancelleries prêtent à Sö Ann, prêtresse du culte ancestral, une influence croissante sur l'élu et son épouse Mildred, une avocate rencontrée au temps de l'exil à Washington. « Voilà son refuge, la matrice de l'identité haïtienne, constate un déçu. Il trône au centre de la toile qu'il a tissée. Au fil des ans, le pouvoir a amplifié ses travers mentaux. » Faut-il pour autant parier que les jours de celui que protège une escouade de gardes du corps américains sont comptés ? « Pas si vite, nuance un envoyé du Département d'Etat. Certes, Aristide n'a jamais traversé une telle tempête depuis son retour, mais on aurait tort de sous-estimer l'habileté et l'instinct de survie d'un leader qui, dans le désert politique local, reste le plus populaire. » Sous le sceau de l'anonymat, un ponte de la police le dépeint sous les traits du cynique, « prêt à tuer père et mère pour sauver son fauteuil, dopé par les turbulences au point d'en inventer si besoin ».
Le cimetière des illusions Bien sûr, les défections affaiblissent un clan qui a perdu le monopole de la rue. Trois ministres - Education, Tourisme et Environnement - ont démissionné, effarés par le saccage de la fac de sciences humaines. « Une catastrophe », concède en privé le Premier ministre Yvon Neptune. Sentant le vent tourner, une poignée d'élus Lavalas ont fait de même. Mais il est des reniements dont on s'accommode, tel celui de Dany Toussaint, ancien chef de la police de la capitale. En refusant de lever son immunité, le Sénat lui a épargné une probable inculpation dans l'affaire du meurtre de Jean Dominique...
A Gonaïves (ouest), là même où fut proclamée en 1804 l'indépendance, les gangs armés qui tiennent les quartiers de Raboteau et Jubilé, jusqu'alors acquis à Titid, ont basculé après l'assassinat de leur chef Amiot Métayer, alias Cubain, victime d'un traquenard monté par un homme de main de la présidence. Quelques jours avant la découverte de son cadavre mutilé, le 23 septembre dernier, l'ambassadeur des Etats-Unis avait sommé Aristide de neutraliser ses sbires les plus voyants, à commencer par celui que ses partisans avaient à l'été 2002 libéré en défonçant au bulldozer le mur de la prison. Depuis, l'Armée cannibale de Cubain, devenue le Front de résistance de l'Artibonite, a juré la perte de l'idole déchue. En dépit d'incursions répétées et coûteuses, les troupes d'assaut de la PNH n'ont pu, à ce jour, réduire des insurgés prompts à riposter. Tout juste ont-elles réussi à incendier la maison du défunt et à raser le mausolée carrelé où trônait son buste, et sur lequel flottait la bannière étoilée et le bleu ciel des Nations unies. Bilan du dernier trimestre 2003 : 36 morts et 85 blessés. On s'abstient d'ailleurs d'acheminer à l'hôpital ces derniers, touchés le plus souvent par des « tirs marrons », version créole de la balle perdue, de peur de les livrer ainsi à un pouvoir honni ; des infirmières les soignent à domicile, avec les moyens du bord.
« Twop san koulé/Fok Aristid alé/Ak tout akolit li yo. » Trop de sang a coulé. Il faut qu'Aristide parte avec toute sa clique. Prisé des étudiants, le slogan tient encore du v½u pieux. Il fédère pourtant le Groupe des 184, mosaïque de mouvements émanant de la « société civile », qu'anime Andy Apaid, 52 ans, patron prospère - textile et électronique - d'ascendance libanaise. Qui l'eût cru ? Un tel pedigree déchaîne la ranc½ur des aristidiens. A les entendre, le nouveau venu, natif des Etats-Unis, n'est que l'ultime avatar d'une longue lignée de bourgeois prédateurs et apatrides, hier complices des putschistes galonnés, prêts à tout pour reconquérir les leviers du pays, perdus par les urnes. Un peu court. « Pourquoi lui refuser notre confiance ? rétorque David, agronome en herbe. On a confié le pays au ''prophète des pauvres'' et voyez le résultat. Lui n'est plus prophète, mais les pauvres sont restés pauvres. Autant essayer un entrepreneur assez fortuné pour rester à l'abri de la tentation. » Plus que son caractère hétéroclite, deux périls guettent le vaste forum au sein duquel le diplômé côtoie le paysan, l'ouvrier, la féministe ou la star de la musique caraïbe. D'abord, son « nouveau contrat social », programme de transition idéaliste et flou, peine à séduire les plus humbles. « Il y a dans ce pays une misère noire et un fric fou, résume un curé, qui planque dans sa paroisse une demi-douzaine de rebelles traqués. Pas facile d'atteler l'une à l'autre. » Dans l'arène électorale haïtienne, où le compromis et le partage n'ont pas cours, le c½ur et les tripes importent plus que la tête ; et il ne suffit pas de déclarer un président élu « hors la loi » pour abréger son mandat ; ni de louer la « maturité » du peuple pour engranger les suffrages. Ensuite, l'union sacrée scellée avec la Convergence démocratique, alliance de partis traditionnels, risque d'éclater dès que s'entrebâilleront les grilles du Palais national. Le cimetière des illusions haïtien regorge de leaders providentiels. « Il faut enfin, insiste un combattant des droits humains, sortir du messianisme pour entrer dans la modernité politique. » C'est mal parti. Echalas décharné et grisonnant de Ti'Ayiti, Camille jure que personne - « ni vous, ni moi, ni Titid » - « ne peut sauver la patrie. Seul Dieu le peut ».
Partout dans Port-au-Prince, des banderoles aux couleurs du drapeau exigent la Restitisyon. En clair, la restitution par la France des 90 millions de francs-or d'indemnités arrachés au jeune Etat souverain par les colons vaincus. Racket révoltant, mais qui alimente en haut lieu une frénésie démagogique sans bornes. Au prix d'un calcul d'actualisation aussi savant qu'énigmatique, Aristide estime à 21 685 155 571,48 dollars - soit environ 20 milliards d'euros - le montant dû. « Tout Haïtien ressent cette rançon coloniale comme une profonde injustice, qui a lourdement compromis l'envol du pays, admet un enseignant de Gonaïves. Mais la diversion ne trompe personne. Si la France a une dette morale envers nous, qu'elle l'acquitte en construisant des routes et des ponts, ou en dotant les bas quartiers d'eau courante et d'électricité. Mais surtout pas d'argent. Du cash, pour quoi faire ? Pour remplir les poches des copains d'Aristide et payer les chimères ? Pas question. » Empoisonné, le dossier a pesé sur les travaux de la commission conduite par Régis Debray, chargée par l'Elysée et le Quai d'Orsay de repenser les relations franco-haïtiennes à l'horizon 2020. Auteur d'une confession intitulée Les Masques, le philosophe savait-il qu'il trouverait à Port-au-Prince celui du malheur ?
Vincent Hugeux
Le Nord d'Haïti en proie à la faim
08 janvier 2004
CAP-HAITIEN, Haïti (AP) -- Déjà frappée par la pauvreté et les troubles politiques, Haïti fait face à une grave crise alimentaire alors que le pays fête ces jours-ci le bicentenaire de son indépendance. Les agences humanitaires devraient disposer de la moitié seulement de l'aide attendue pour nourrir la population touchée par la disette, s'inquiète le Programme alimentaire mondial (PAM). En collaboration avec les organisations non gouvernementales Oxfam et Caritas, le PAM tente d'acheminer une aide d'urgence aux villages du nord de l'île où près de 25.000 personnes sont privées de nourriture à cause de récentes inondations. Pour nourrir les plus nécessiteux, des vivres sont prélevés sur les programmes alimentaires des écoles.
« Ces gens survivent à peine », soulignait mardi Guy Gauvreau, le responsable du PAM en Haïti. « C'est une crise silencieuse et malheureusement les pays donateurs n'ont pas fait d'Haïti une priorité. » Alors que l'Afghanistan a demandé et reçu cent millions de dollars de dons, le PAM a sollicité une enveloppe de dix millions de dollars pour Haïti mais a reçu moins de la moitié. D'autres pays comme l'Irak et le Mozambique ont reçu une aide constante alors qu'Haïti a été ignoré, déplore M. Gauvreau. Le visage de nombreux enfants dans le bidonville de Fort Saint-Michel, près de Cap-Haïtien, la deuxième ville du pays, porte les stigmates de la malnutrition. Beaucoup restent plusieurs jours sans manger. La plupart souf
frent de maladies chroniques et beaucoup meurent avant cinq ans. « Parfois je reste quelques jours sans manger », confie Madeline Joseph, 22 ans, en tenant son bébé maladif de huit mois. « J'essaye de le nourrir quand je peux mais ce n'est jamais suffisant et il est toujours malade. Je n'en peux plus. » Les inondations ont détruit une grande partie des récoltes de maïs et de manioc sur la côte nord le mois dernier. Dans certaines zones, plus de 40% des habitants n'ont pas de nourriture, selon M. Gauvreau. Cette crise alimentaire intervient sur fond de troubles. Depuis la mi-septembre des manifestations antigouvernementales ont fait au moins 42 morts et des barricades érigées sur les routes entravent le transport de vivres. « Il y a des manifestations presque chaque jour », souligne Nelta Jean-Louis, un ouvrier agricole travaillant pour le PAM. « Parfois il est trop dangereux pour nous de distribuer la nourriture lorsque (les manifestants) font brûler les barricades de pneus, mais les gens ont besoin de ces vivres. »La tension monte dans le pays depuis que le parti du président Jean-Bertrand Aristide a remporté en 2000 des élections législatives marquées par la fraude. Le problème de la faim en Haïti est aggravé par un désastre écologique. Les forêts ont été coupées à 90%, provoquant l'érosion qui a lessivé les terres agricoles. Pour produire du charbon de bois, les habitants ont récemment commencé à couper des arbres fruitiers. Alors qu'il y a quelques années le pays pouvait produire du riz, il doit aujourd'hui en importer. Haïti est un des pays les plus pauvres de la planète. La plupart des huit millions d'habitants sont au chômage ou n'ont pas d'emploi stable et vivent avec moins de un dollar par jour. Le PAM aide les familles les plus démunies en fournissant des rations alimentaires mensuelles de 50 kilos de riz, 10 kilos de légumes et de cinq litres d'huile végétale. De son côté, Oxfam aide à coordonner l'aide et a lancé un programme de réhabilitation pour effacer les dégâts des inondations avec une aide de 280.000 euros de l'Union européenne, souligne William Gustave, un responsable de l'ONG. Enfin, Caritas fournit des vivres via le diocèse catholique de Cap-Haïtien. Mais les responsables des secours soulignent que la nourriture prélevée sur les programmes scolaires devront être compensés. « Les gens doivent savoir qu'Haïti se trouve dans une situation de crise et le manque d'aide internationale aggrave les choses », souligne M. Gauvreau. « Nous avons besoin d'une aide d'urgence. »
Affrontements en Haïti au cours d'une manifestation anti-Aristide
07 janvier 2004
PORT-AU-PRINCE (AP) -- De violents affrontements ont fait au moins neuf blessés mercredi à Port-au-Prince, des miliciens pro-Aristide ayant débarqué au cours d'une manifestation de centaines d'étudiants, rassemblés pour réclamer le départ du président haïtien et dispersés violemment par la police. Un manifestant a été blessé par balles, un autre a été poignardé, d'autres ont été passés à tabac ou caillassés par les partisans de Jean-Bertrand Aristide, débarqués sur les lieux à bord de camions, armés de matraques et de pierres. Criant « à bas Aristide », les manifestants, qui portaient des masques chirurgicaux pour se protéger des gaz lacrymogènes, ont été bloqués par des barricades de pneus incendiés et de carcasses de voitures installés par les partisans du prêtre défroqué. « Nous n'avons pas d'avenir, nous n'avons pas peur », lançait Rodeny Williams, un des manifestants, qui accusent Aristide, l'ancien prêtre des bidonvilles, d'avoir trahi les pauvres et les jeunes, et de s'être transformé en dictateur. La police est ensuite intervenue, tirant en l'air avant d'ouvrir le feu directement sur les manifestants, qui se sont dispersés. Quelque 40% des huit millions d'Haïtiens ont moins de 18 ans, et la jeunesse est en révolte contre le président. Les manifestations étudiantes avaient joué un rôle important dans le renversement du président Elie Lescot en 1946, puis de Paul Magloire en 1956. Mercredi, des membres des groupes de la société civile, du clergé, des artistes et des hommes d'affaires devaient rejoindre les étudiants pour cette marche anti-Aristide sur 15 km. « Le signal que nous envoyons aujourd'hui est que nous voulons un autre Haïti », a déclaré Andy Apaid, coordinateur du « Groupe des 184 » et un des chefs de file de l'opposition à Aristide. La tension, croissante depuis les élections de 2000, marquées par la victoire écrasante du parti d'Aristide, la Fanmi Lavalas, est à son comble ces derniers mois, alors qu'Haïti, première république noire de la planète, a fêté le 1er janvier le bicentenaire ans de son indépendance. Les violences ont fait 41 morts depuis septembre, mais Aristide affirme qu'il ira au bout de son mandat actuel, en 2006, et l'opposition refuse toute participation à des élections tant qu'il n'aura pas démissionné
Haïti : deux morts lors d'une marche anti-Aristide
07 janvier 2004
Deux hommes ont été tués mercredi et une trentaine de personnes blessées lors d'incidents entourant une manifestation anti-gouvernementale à Port-au-Prince. Un ancien étudiant de la faculté des sciences humaines de Port-au-Prince a été tué par des tirs provenant de partisans du pouvoir, selon plusieurs témoignages cités par les radios haïtiennes. L'autre victime est un jeune homme partisan du parti Lavalas au pouvoir.
Les manifestants réclamaient le départ du président Jean-Bertrand Aristide à l'appel de la Plate-forme démocratique de la société civile et des partis d'opposition. Parmi les blessés figurent des manifestants atteints par des balles tirées par des partisans armés du pouvoir et quelques membres du parti Lavalas, qui réclamaient le respect du mandat de cinq ans du chef de l'État.
La Plate-forme de l'opposition a appelé deux jours de grève générale jeudi et vendredi.
« Dérive dictatoriale »
Depuis trois mois, les étudiants, des groupes de la société civile, et des membres de la plate-forme démocratique de l'opposition décrient la « dérive dictatoriale » de Jean-Bertrand Aristide, la corruption au sein de son gouvernement et la désastreuse situation économique. Ils manifestent quasi quotidiennement pour réclamer la démission du président et la tenue de nouvelles élections. Les affrontements avec les forces de l'ordre et les milices ont déjà fait des dizaines de morts. Quant au président Aristide, il affirme qu'il ira jusqu'au bout de son mandat, qui prend fin en 2006.